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La Porte des Rêves

D'opaques ténèbres enveloppaient le fleuve enlisé dans un bourbier sans fin. Les nombreuses et vacillantes lumières vertes qui parsemaient le marais s'étaient éteintes les unes après les autres. Nulle odeur, nul bruit ne venait perturber la monotonie d'un paysage devenu nuit. L'abondance des algues avait transformé l'eau viciée en une matière spongieuse qui résistait au mouvement des rames. Pourtant la barque continuait d'avancer tranquillement, portée par un improbable courant.

Gualian avait depuis longtemps perdu le compte du temps, mais il sentait que cela faisait plusieurs heures que ses compagnons et lui s'étaient embarqués. Il jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule. Il n'aperçut que la barque de Tarpin ; les autres avaient disparu dans l'ombre. Il commençait à se rendre compte de la folie qui l'avait mené en ces lieux. La Forteresse des Ames concentrait en son sein plusieurs millénaires de malédictions, de peurs et de solitude. Il était entré dans la prison des damnés, multitude d'êtres hagards dont il ne subsistait que d'invisibles esprits torturés. Tous avaient attiré sur eux une quelconque malédiction, soit par leurs actes vils et réprouvés, soit par leurs gestes nobles condamnés par quelque puissant sorcier. Et leurs tourments prenaient forme en ce lieu en matérialisant une vision de cauchemars.

Les autres membres de l'expédition étaient venus ici dans l'espoir de libérer une race depuis longtemps oubliée et qui pourrait vaincre les hordes du Maître des Maléfices. Mais Gualian poursuivait un autre but : il espérait bien trouver le Tisseur de Rêves dans ce lieu hanté par les cauchemars.

Il se retourna une fois de plus. Tarpin n'était plus visible, tandis qu'un bruit émergea dans le lointain en s'amplifiant rapidement. La barque se mit soudain à aller de plus en plus vite, et un sentiment de terreur s'empara de Gualian : il approchait d'une chute d'eau. Il tenta d'avertir ses compagnons, mais son cri s'essouffla dans un vacarme d'écume. La chute était là. Il sauta pour tenter d'atteindre une rive improbable, mais le courant l'entraîna sans peine. Il se sentit tomber longtemps, sans rien voir, sans rien entendre que le bruit de la chute d'eau. Puis il se sentit trimbaler dans tous les sens et perdit connaissance.

Gualian ouvrit les yeux. Il était échoué sur une plage de terre brunâtre. Il se releva lentement, comme pris dans un rêve dont il parvenait avec peine à se défaire. Une brume évanescente flottait sur les lieux, et un enchevêtrement d'ombres immobiles aux formes floues et longilignes l'habitait. Le discret bruit d'un ressac planait au loin, mais la cascade avait disparu. Gualian avait dû flotter longtemps à la surface du fleuve pour venir se perdre ici, et pourtant ses habits n'étaient pas mouillés.

Il avança au hasard, encore engourdi de son long sommeil, et s'éloigna de la rive. Des branches calcinées surgissaient parfois du brouillard, disparaissant presque aussitôt sans qu'aucun tronc d'arbre ne révèle sa présence. Ici non plus, aucune odeur, aucun son mis à part celui du ressac, toujours présent dans le lointain. Après quelques temps, le crépitement caractéristique d'un feu de bois vint rompre le silence. Une lueur jaune vacillante se découpa bientôt dans l'épaisse brume. Un homme en haillons se tenait à côté du foyer, les jambes croisées et le dos voûté. Son visage, agrémenté d'une barbe grisonnante en piteux état et de quelques cheveux sales et hirsutes, présentait les marques de la fatigue et d'un âge avancé. Ses yeux, sans pupilles, présentaient une couleur bleue pâle intimidante. Il se mit à parler d'une voix enrouée à peine audible :
" - Avance, étranger, et installe-toi. J'ai appris que tu me cherchais depuis bientôt deux ans ; et bien, maintenant que tu m'as trouvé, que veux-tu ?
- Vous êtes le Tisseur de Rêves ! Enfin je vous trouve. Ma quête alors n'aura pas été vaine.
- Tout dépend de ce que tu es venu me demander.
- Mon épouse s'est endormie un soir d'automne il y a deux ans, et plus depuis ne s'est réveillée. Elle a été pris du mal que nous appelons chez nous le Sommeil de la Lune Ambrée, et je suis venu jusqu'ici en traversant de nombreux périples pour vous demander de la libérer.
- Ton épouse est prisonnière de ses rêves. Tu t'adresses donc à la bonne personne, mais tu ne lui fais pas la bonne demande. Je suis le Tisseur de Rêves : je donne forme aux visions imaginées par les esprits au repos. Mais je ne peux détruire les fils que je tisse ! Seul le rêveur peut sortir de son rêve.
- Non ! Je n'ai pas fait tout ce chemin, enduré tous ces périples et perdu le plus ancien et le plus fidèle de mes compagnons pour m'entendre dire par un vieillard en haillons que j'ai couru en vain !
- Tu t'emportes vite, étranger ! Et tu n'écoutes mes paroles qu'à moitié. Je ne peux libérer ta femme, mais je peux t'aider à la retrouver en t'indiquant le chemin des rêves. Je t'aiderai autant que je le pourrai dans ton périple, mais le seul moyen de réveiller ta femme est de la convaincre de mettre un terme à son rêve. Je pourrai alors rompre le fil, et son esprit sera libéré de l'enchantement qui le retient.
- Soit, vieil homme. Conduis-moi à la Porte des Rêves dont parle la légende et finissons-en.
- Ta quête ne fait que commencer, et tu t'apprêtes à pénétrer dans un univers dont tu ne connais pas les usages. Quant à la Porte des Rêves, si cela te plaît de croire à son existence, suis-moi. Je t'enseignerai ce que tu dois savoir en chemin. "

Le vieil homme se leva sans efforts. Il était plus grand que ne l'avait supposé Gualian. Tous deux se mirent en route à travers la brume. Le Tisseur semblait très bien connaître les lieux : il se dirigeait sans hésiter, tournant brusquement à gauche puis à droite, allant tout droit pendant un long moment avant d'opérer une série de virages en zigzag. Au bout d'un certain temps, le sol s'éleva en pente douce. Les deux hommes prirent de la hauteur et finirent par sortir du nuage de brume. Gualian se rendit compte alors qu'ils marchaient sur une étroite bande rocheuse entourée d'un noir précipice. L'ascension dura longtemps, et le nuage de brume se dissipa à vue d'oeil, mais le ressac se faisait entendre de plus en plus clairement.

Enfin le sol redevint plat et le chemin déboucha sur une petite place perdue au milieu du vide. Sur le bord opposé se dressait une arche massive en pierre grise complètement lisse. Elle ne portait ni inscription, ni relief, ni décoration et s'ouvrait sur le néant. Le bruit du ressac venait de l'autre côté de la porte. Les deux hommes s'arrêtèrent à quelques pas.
" - Voilà, dit le vieillard, je t'ai enseigné tout ce que tu avais besoin de savoir. Il est temps à présent d'accomplir ta destinée.
- C'est curieux ; je me rappelle toutes vos paroles mais je ne me souviens pas vous avoir vu parler.
- Etrange est le monde des rêves et ceux qui l'habitent. Tu sais bien que les choses ici ne se passent pas comme ailleurs. Va, maintenant.
- Vous ne m'accompagnez pas ?
- Bien sûr que si ! Ne vois-tu pas que je suis dans ta tête ? "

Gualian s'approcha de l'arche. Il regarda de l'autre côté. Il n'y avait rien. Il hésita un instant. Mais il n'était pas venu jusqu'ici pour renoncer si près du but. Il avait tout perdu, mais il avait une chance de retrouver sa femme. Il franchit le seuil de la Porte des Rêves.

© Telglin





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Publication : Concours "Les Portes du Rêve" (Janvier 2001)
Dernière modification : 07 novembre 2006


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1 Commentaire :

Antarès Ecrire à Antarès 
le 19-09-2008 à 18h54
Toc toc
L'histoire semble intéressante malgré un début maladroit.
Le texte est globalement bien écrit (surtout les dialogues) et ce malgré quelques imprécisions.

Le dessin est quant à lui une petite perle!


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