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Expurgation

Cela commençait toujours ainsi ; un mouvement, un parfum, une ombre fugitive, un bruissement, et elle était là. Chaque jour, elle venait à moi, trouvant son chemin dans la forêt comme si elle en faisait partie, elle me rejoignait d'un pas léger, au bord de la clairière. Nous nous retrouvions toujours au même endroit ; je ne sais depuis combien de temps c'était ainsi, je ne comptais pas - quelques mois, peut-être plus...

Souvent, elle me racontait sa vie, son travail, parfois nous ne parlions pas. C'était notre habitude, notre rite, notre bonheur.

A peine eut-elle franchie la dernière barrière de végétation que sa tristesse me frappa. En voyant son visage emprunt d'une inhabituelle gravité, je sus que quelque chose allait se briser - un espoir, un rêve, une illusion, je ne sais pas.

Notre première rencontre...

Pas vraiment la première en vérité, elle m'avait déjà croisé sans me voir de nombreuses fois, elle, la dirigeante, la directrice de l'usine - le groupe, comme il semblait falloir l'appeler.. cette masse anonyme, presque aussi vaste que la forêt qu'elle côtoyait. Ce que je désigne comme notre première rencontre est plutôt la première fois qu'elle posa les yeux sur moi. Elle venait souvent dans la forêt, elle goûtait à son calme, à sa paix, comme moi; mais j'étais resté caché à son regard. Elle venait de succéder à son père pour la direction du groupe et son pas, d'ordinaire leste et souple, me semblait particulièrement pesant ce jour là.

Peut-être par hasard, peut-être pas, c'est moi qu'elle choisit pour épancher ses malheurs. Elle projeta vers moi son regard profond, où semblaient se mêler douloureusement l'innocence de la jeunesse et la lassitude de trop lourdes responsabilités. La compassion m'envahit malgré moi. Je n'avais jamais aimé l'usine, pour l'avoir fréquenté trop longtemps; je savais qu'elle n'apportait rien de bon. Et là, je voyais sa nouvelle victime. Elle me regardait depuis bientôt une minute lorsqu'elle me parla :

"La vie est faite ainsi qu'on est jamais assez heureux pour l'aimer ni assez malheureux pour y mettre fin.. c'est une prison..." Elle avait prononcé ces derniers mots presque dans un sanglot. Dans le même instant, elle eut un petit rire nerveux, comme si elle se trouvait ridicule de me parler ainsi, puis, brusquement, s'appuya contre moi. Je ne protestai pas, elle avait l'air véritablement épuisée. Nous sommes restés là sans rien dire un bon moment, dans la forêt. Et elle repartit.

Elle revint le lendemain. Je l'attendais au même endroit; je savais qu'elle reviendrait. Elle sourit et s'avança vers moi sans hésitation. Nous restâmes ensemble une heure entière. Elle me parla d'elle, du groupe; son père lui léguait la direction, un cadeau empoisonné à l'en croire. Le groupe était implanté juste à l'orée de la forêt, ce qui lui permettait de venir parfois s'y recueillir, s'y ressourcer. Car ses responsabilités lui pesaient terriblement; et sans cet échappatoire champêtre, la fatigue et la tension nerveuse auraient eu raison de sa jeunesse en moins d'une saison. Elle me quitta plus heureuse qu'elle n'était en arrivant; j'étais heureux de pouvoir l'aider, pourquoi ne l'aurais-je pas été ?

Dés lors, ses visites se firent plus fréquentes, jusqu'à devenir quotidiennes. Nous nous retrouvions chaque matin, sans autre but que d'être l'un avec l'autre, surmonter ensemble les difficultés de nos vies. J'étais devenu son confident privilégié, fidèle et attentif, discret et conciliant; elle aimait ma simplicité, j'aimais sa sincérité. Qu'avais-je à gagner dans cette relation ? Beaucoup de choses: de la compagnie, de l'amitié, de la considération.. et je l'aimais.

Tous les jours, elle me rejoignait.

Elle me racontait tout, du plus insignifiant au plus personnel. Ses nouvelles obligations, ses petits plaisirs, ses amitiés et ses rivalités; tout ce qui lui tenait à coeur et tout ce qui lui passait par la tête. Nous étions arrivés à un tel degré d'intimité qu'aucun sujet ne nous était tabou; je la connaissais si bien que j'aurais pu finir ses phrases avant qu'elle ne les commence. Et je l'aimais, d'un amour absurde et vain. Que pouvais-je attendre, elle qui appartenait à un monde si radicalement différent du mien ? Elle, une jeune femme, à la tête de cet empire industriel tentaculaire, caricature odieuse de ce qu'était devenue l'humanité en l'espace de quelques siècles. Mais je l'aimais profondément, d'un amour absolument platonique bien sûr, et désintéressé; et je l'aimais d'autant plus que je n'attendais aucun retour, j'aimais pour deux.

Toujours est-il que ce jour là, je fus peiné de la voir si mélancolique. Elle était exceptionnellement pâle et j'aurais donné cher pour savoir ce qui l'accablait ainsi. La réponse ne se fit pas attendre. Arrivée à mon niveau, elle choisit de m'épargner les rituelles salutations afin de ne pas prolonger inutilement le suspens. "Le comité de direction s'est réunit ce matin.." Cela impliquait qu'elle venait d'endurer une de ces fastidieuses cérémonies administratives, mais il y avait autre chose.
"Ils vont abattre la forêt."

Annoncer cette nouvelle moins abruptement n'aurait en rien diminué le choc terrible qu'elle provoqua. En cet instant, je mourus trois fois. Mais passé le traumatisme initial et une fois écartées les possibilités d'une mauvaise plaisanterie ou d'une erreur, elle ne fut finalement pas trop difficile à accepter; c'était une perspective tellement insensée qu'elle en perdait tout impact. Abattre la forêt dorée.. Non, vraiment, ça n'avait aucun sens.. Qui aurait pu vouloir... L'évidence s'imposa à moi avec une douloureuse netteté: Les velléités expansionnistes du groupe ne s'arrêtaient bien sûr pas aux contraintes écologiques. Elle me regarda et baissa les yeux.

"C'était inévitable.. ils avaient presque l'unanimité." Je ne voulais même pas savoir qui avait voté contre... C'était la fin, la fin de tout. Mon monde s'écroulait et il ne faisait nulle doute que je périrais avec lui. Elle ne sacrifia pas aux protocolaires 'je suis désolé' car elle était visiblement presque aussi troublée que moi. Egoïstement, j'y trouvai quelque réconfort. Partager la douleur l'atténue d'autant...

Elle ne dit plus un mot, je ne trouvais rien à ajouter - elle repartit.

Comme c'est concevable, je passai une nuit abominable, et, plus bizarrement, c'est la vue de ma tortionnaire, le lendemain, qui me remit d'aplomb. Elle venait dans notre clairière, comme d'habitude.. écartant les branches d'une main, tenant sa jupe de l'autre, avec un naturel déconcertant. Je l'accueillis sans fausse joie, elle sourit, j'oubliai tous mes griefs.. Il s'avéra de toutes manières que la majeur partie d'entre eux n'était pas fondés. Qu'y pouvait-elle ? Elle n'était qu'une figure de proue, un pantin soumis au bon vouloir du conseil, sans pouvoir réel. Quelle absurdité..

Cette fois, elle me raconta tout, dans les moindres détails. Cela n'allait pas bien loin d'ailleurs. Le groupe avait besoin "d'espace vitale", quelle douce ironie, et il était dans la logique des choses de la prendre là où il y en avait.. et là où personne ne s'en plaindrait.. ou presque. Mais à l'échelle du groupe, ce 'presque' était bien entendu quantité négligeable. Aussi la décision fut elle prise au vote. Le résultat ne surprit personne. Le conseil, composé d'individus "raisonnable" et soucieux de la santé de leur entreprise avait agit de "la seule manière envisageable". Il n'y avait rien à regretter, aussi aucun regret ne fut-il exprimé - ce n'était pas l'endroit. Etant la seule à y être opposée, elle n'avait évidemment eu aucun poids et avait dut plier. Je sais qu'il vaut mieux plier que briser mais je ne sais quoi là dedans me gênait. J'avais la sensation qu'elle me cachait quelque chose. Avait-elle vraiment tout fait pour l'éviter ? N'était-elle pas le pouvoir en place ? Non. C'était ridicule.. La vérité est que je n'avais personne d'autre vers qui diriger mon ressentiment...

C'est à ce stade de mes réflexions qu'elle me donna le coup de grâce.

"Les.. les machines arrivent demain.." Et elle éclata en sanglots. Je la regardai sans rien dire; aucun geste, aucune parole réconfortante ne me venait.

Il était désormais évident que le vote n'avait été que pure formalité. L'issue en était tellement prévisible que ses instigateurs avaient pris leurs dispositions bien avant de le soumettre au comité. Et les machines arrivaient demain.. "Ils vont abattre la forêt"... les mots se décomposaient et se recomposaient dans mon esprit, leur donnant un sens nouveau à chaque fois. Et, alors que je commençais seulement à accepter leurs implications, je ne pensais qu'à elle, sa vie sans ce refuge. On dit que la forêt porte conseil, peut-être la raison pour laquelle elle venait si souvent se réfugier en son sein protecteur... Nous nous retrouvions toujours au même endroit, dans la forêt. C'était ainsi depuis bientôt un an. Mais c'était fini.

Elle est venue plus tôt cette fois.. mauvais signe. Mais j'étais incroyablement heureux de la voir s'avancer vers moi, s'ouvrant un passage dans le rideau de verdure, enjambant les branchages moussus. Le vent caressait les cimes, les faisant chanter d'une voix douce, les plus basses frondaisons buvaient encore la rosée du matin. La vie suivait son cours, inconsciente du danger imminent qui la menaçait. Peut-être était-ce mieux ainsi.

Elle m'a parlé un peu, de choses et d'autres, du passé. J'étais bouleversé, envahis par tant de sentiments contradictoires.. Sa présence me réconfortait mais au fond de moi, une voix hurlait qu'elle ne valait pas mieux qu'eux tous, ces décideurs méprisants. Je haïssais leur espèce. "Ils vont abattre la forêt". Par cette phrase, elle voulait s'en exclure, se disculper, mais elle participait du même mouvement.. Non ! J'étais injuste.. Comme si elle devinait mes pensées, elle se rapprocha et leva les yeux vers moi. A son regard, je sus qu'elle avait tout fait pour empêcher ça et qu'elle l'aurait encore fait cent fois si cela avait pu changer quelque chose. Mais on n'arrête pas la marche inexorable du progrès, pas plus qu'on ne réécrit le passé. Et je l'aimais toujours, davantage encore face à l'adversité. Mais il n'y avait rien à espérer, elle n'avait parlé que d'elle, de moi, j'aurais tant aimé qu'elle parle de nous. Pourtant elle m'aimait...

Elle m'a embrassé ; d'un baiser tendre et léger, qui m'effleura à peine, mais si troublant. Et elle m'a pris dans ses bras. Je suis resté muet, de peur de briser le charme et me suis laissé pénétrer par sa chaleur. Je priais intensément que ce ne fut pas un baiser d'adieux. Elle s'est enfuie sans m'adresser un mot ou un regard, comme un animal apeuré. Je suis resté un instant surpris, puis, j'ai compris que c'était là la dernière impression sur laquelle elle souhaitait que nous en restions. Il n'y avait rien à ajouter, c'était la séparation la plus délicieuse et la plus déchirante que je pouvais imaginer.

Les machines sont arrivées une heure après. Je n'avais pas quitté mon observatoire, dans la clairière. Je ne les voyais pas de là où j'étais, presque une position centrale, mais je les entendis venir par la grande route. Elles se mirent presque aussitôt en marche, dans un vacarme assourdissant, terrifiant. Mais le plus effrayant était que ce bruit se rapprochait perceptiblement d'heures en heures.. Et il se précisait: le hurlement dément des scies, le craquement sec du bois et le bruit sourd des troncs heurtant la terre battue. Sur leur sillage destructeur, j'imaginais les souches, le champs de souches, à perte de vue, tel des milliers de cadavres décapités. A midi, l'enfer m'ouvrit ses portes lorsque la dernière barrière de chênes céda le passage aux envahisseurs. Avec une rigueur toute mécanique, les troncs étaient abattus, sectionnés, débités et stockés, en un ballet morbide où dansaient des mécanismes inimaginables, enchevêtrements mortels de lames et de disques tournoyants. Derrière une rangée d'arbres, je restais caché à leur regard mais je ne pouvais rien faire pour arrêter ce massacre...

Alors que je sentais presque sur moi le souffle de leurs moteurs, elles stoppèrent leur progression; et, sur la face mutilée de la clairière, elles déposèrent le fruit de leur forfait en quatre énormes piles. Cela fait, elles partirent, me laissant dans une douloureuse anxiété. Deux heures plus tard, elles attaquaient par l'autre flanc. Je ne sais combien de temps il leur fallut; je ne voulais plus les entendre. Sans cesse mes pensées me ramenaient à elle: Que faisait-elle en ce moment ? Pourquoi n'était-elle pas là, avec moi ? Est-ce qu'elle me voyait seulement ? Non bien sûr, une bordée d'arbres nous séparait encore.. Elle succomba aussi vite que les autres... "Les machines arrivent demain" Non ! Elles sont là ! A cet instant, la panique eut raison du masque de quiétude résignée que j'aurais aimé afficher à mes bourreaux. Aussitôt après, ma cachette tomba sous leurs coups, découpée, sectionnée. Rien ne semblait pouvoir arrêter leur progression. Un mouvement des chenilles, un nuage de poussière et la gigantesque moissonneuse était sur moi. Je voulus m'écarter, plonger à l'abri, mais je devais sans doutes être paralysé par la peur car je ne pus esquisser un mouvement.

Et la lame a frappé, en un éclair d'argent, faisant éclater l'écorce, tranchant net mon tronc. Je suis le dernier arbre à être tombé.

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© Scytale



Illustration d'Expurgation par Colibri (A voir après avoir lu la nouvelle)


Publication : Concours "L'Adieu à la Forêt Dorée" (Mars 2001)
Dernière modification : 07 novembre 2006


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