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Dianun

La nuit était lumineuse et la berge calme. Les étoiles et le croissant de lune la baignaient d'une douce lueur apaisante. Un chemin caillouteux serpentait à travers les bruyères, sur lequel avançait lentement un homme solitaire. Il était âgé et s'aidait d'un bâton noueux pour marcher ; son dos voûté le faisait souffrir. Comme la pente se faisait un peu plus abrupte, il s'arrêta quelques instants pour reprendre son souffle. Puis il reprit sa marche, laborieusement. Il n'était pas pressé. Ce soir, cette nuit, il avait le temps.

La petite rivière coulait dans l'autre sens. Elle courait, sautait, joyeuse, de cascade en jaillissement, vive. Inlassable, impatiente, elle pépiait sous les ajoncs et les fougères, éclaboussait avec un rire perpétuel la racine sinueuse du grand chêne. Sa jeunesse impétueuse l'entraînait là-bas, vers le monde qui lui promettait mille merveilleuses découvertes.

Le chemin suivait lascivement le cours de la rivière, à plusieurs mètres de distance. Le sommet de la montagne les dominait, baigné dans la pâle lumière de la lune. Le vieillard l'atteignit au milieu de la nuit, le coeur battant. Il s'assit là, sur un gros rocher ocre et doux, pour se reposer un peu. L'immobilité revint.

Plus tard, l'air frémit. Le sol poussiéreux s'humidifia au milieu des pierres. Une brume indistincte imprégna l'air nocturne. L'homme se glissa à terre. Quelque chose était là, qu'il ne pouvait pas voir, mais il n'eut pas de doute sur sa présence. Il l'appela doucement, murmure hésitant qui souhaitait éperdument y croire. Une goutte de pluie tomba sur sa main et coula le long de ses doigts. Un souffle humide le poussa en avant. Il avança lentement jusqu'à la source au milieu des herbes verdoyantes. Une fine rosée perlait sur les feuilles vertes.

Il s'agenouilla là où l'eau affleurait, dans un petit creux de terre. L'eau accueillit son corps avec douceur, le serra contre elle comme une mère accueillant son fils. La brume s'épaissit autour de lui et lui souffla de se laisser aller. Il ferma les yeux, la tête arrosée par le lent écoulement de la source, et les souvenirs l'entraînèrent...

Il était jeune à l'époque, vivant simplement à la ferme de ses parents. Il gardait souvent les moutons pour le vieux berger avec les autres enfants. Les pâturages étaient calmes cette année-là, et c'était un travail aisé que de surveiller les bêtes placides. Il était au bord du grand fleuve lorsqu'il l'avait rencontré.

Tout d'abord, cela avait été un bruit lointain, doux, qui venait de derrière lui. Il s'était approché, intrigué. Pendant longtemps il n'avait rien vu d'autre que le lent écoulement de l'eau scintillante. Puis peu à peu, cela s'était approché, le bruit s'était fait plus fort. C'était un chant mélodieux qui venait de nulle part et de partout. Et quelque chose était apparu dans la brume à la surface. Ça n'avait pas de forme définie, c'était, tout simplement, et le son l'avait submergé par sa beauté. Il avait fermé les yeux pour ne rien faire d'autre qu'entendre, écouter tant qu'il pouvait, car il était certain que ça ne durerait pas. Et en effet, cela avait cessé, si vite.

Mais la voix avait repris presque aussitôt, et les mots avaient flotté jusqu'à lui.
-Qui es-tu ?
Il avait sursauté sans oser répondre, certain que la question ne s'adressait pas à lui, inquiet à l'idée d'être découvert à espionner, subjugué par la voix si douce.
-Un humain ? s'étonna celle-ci. Un petit humain ?
-Je... pardon, j'voulais pas déranger...
Il se tut, horrifié par les sons discordants de ses paroles. La voix resta un moment silencieuse.
-Tu ne me déranges pas, affirma-t-elle alors, remplissant de joie le coeur du garçon. Pourquoi es-tu ici ?
-Je garde les moutons.
-Viens me voir, petit humain. Viens, entre dans le fleuve.
Il s'était approché de la forme brumeuse, puis il avait refermé les paupières, aveuglé par l'argent qui étincelait sur le fleuve.
-Les tiens ne m'entendent pas d'habitude, lorsque je chante. Tu aimes ma chanson ?
Et le garçon avait approuvé avec vigueur.
-Je ne comprends pas pourquoi tu peux m'entendre, toi. Ouvre les yeux. Est-ce que tu me vois ?
Hésitant, il avait soulevé une paupière d'abord, puis l'autre. L'éclat s'était atténué et il pouvait maintenant soutenir le reflet du soleil dans l'eau. Mais la brume s'était évanouie, et la voix chantante s'élevait de nulle part.
Ce n'est pas grave. Comment t'appelles-tu ?
-J'm'appelle Jean. Mais, euh... Qui... qui êtes-vous ?
-Je suis Dianun, le Chanteur. Mon chant guide les eaux du fleuve. On me nomme aussi Ithrit, le Guetteur, car mon domaine s'étend loin des montagnes à la mer, et je vois bien des choses qui se passent sur la terre et parmi ton peuple. Mais tout mon savoir ne m'avait jamais permis de parler avec l'un des tiens, et je suis heureux de te rencontrer. Pour moi, tu seras Maël, le Premier, et ainsi ton souvenir restera parmi les nôtres. Retourne sur la berge, Maël, je dois reprendre mon chant, car l'eau s'affole autour de nous.
L'enfant avait obéi et la chanson s'était de nouveau élevée, douce et puissante à la fois. Il n'en comprenait pas les paroles, peut-être n'y en avait-il pas, mais cela lui évoquait le long écoulement de l'eau tranquille, et une paix infinie l'enveloppait lorsqu'il l'entendait.

Les jours étaient passés, et chaque fois il revenait là pour écouter le chant paisible. Les autres enfants se moquaient de lui, car il ne jouait plus avec eux et préférait désormais rester seul et silencieux. Il refusait de livrer son secret, certain que cela ne ferait qu'accroître les rires, et peut-être même qu'on le traiterait de fou. Il était blessé de voir ses amis se détourner mais ses peines s'effaçaient lorsqu'il retrouvait Dianun. Ils parlaient quelques fois, mais jamais le garçon n'évoqua ses malheurs. Il préférait écouter les récits de l'être mystérieux, qui lui parlait des montagnes au nord, de la mer infinie à l'est et de tout ce qui se trouvait au milieu, sur son domaine.

Un jour, les nouvelles du fleuve les firent frémir tous deux. L'eau parlait d'une guerre prochaine entre deux pouvoirs dont le pauvre garçon n'avait que vaguement entendu parler. Et elles se révélèrent vraies, car bientôt des troupes en armes arrivèrent en cette région calme. Les réserves de nourriture et de foin furent vidées par les hommes et les chevaux de guerre. Dans le village, la tension entre les soldats et les civils était partout, accentuée par l'attente insupportable du combat imminent. Il se déroula non loin des pâturages désertés. L'ennemi vainquit et dévasta le village, tuant de la même façon les derniers soldats que les fermiers. Jean assista au massacre de loin. Il s'était enfuit le matin de la bataille pour rejoindre Dianun, et l'avait trouvé tout poissé du sang qui s'écoulait jusque dans le fleuve.

-Hélas ! est-ce là tout ce dont sont capables les tiens, Maël ? Toute la haine et la peur de ces hommes s'infiltrent en moi comme un poison obscur, mais ce n'est rien ! Regarde ! Contemple l'oeuvre de ton peuple ! Ces vallons se remettront-ils un jour de tout ce sang vicié ? Combien de temps sentirons-nous sa morsure, dans les racines des arbres ou le coeur des pierres ?

Jean s'était senti misérable, car il était venu pour chercher du réconfort auprès du fleuve, mais il recevait des reproches. Il tenta d'expliquer à Dianun qu'il n'avait pas voulu cela, que les hommes se battaient parfois entre eux mais que seuls ceux qui avaient le pouvoir en décidaient ainsi, et que lui n'y était pour rien.

-Le pouvoir ? Le pouvoir d'envoyer d'autres hommes mourir à leur place ? Hélas ! que n'ai-je pas fui le jour où nous nous sommes rencontrés, cela m'aurait évité le malheur de m'éloigner de toi maintenant !
-Mais pourquoi ? s'était écrié l'enfant, désespéré. Je n'ai rien fait !
-Les humains ne font que détruire ce qu'ils ont à côté d'eux, regarde tous ces morts ! Cela me crève le coeur de t'abandonner, mais tôt où tard tu leur parleras de moi. Ils nous chercheront, moi et les miens, et cela finira ainsi.
-Non ! Je peux garder le secret. Ne pars pas, je vivrai seul et lorsque je mourrais, personne ne le saura plus.
-Non, je suis trop longtemps resté ici. L'eau a besoin de mes chants sur la montagne et près de la mer. Mais j'ai une idée. Le jour de ta mort, trouve-toi près d'une source qui rejoint ces eaux. Je viendrai t'y chercher, et alors tu pourras écouter mon chant tant que tu le voudras. Mais jamais tu ne dois parler de moi ou de cela à quiconque, sinon je te laisserai là-bas.
-Je te le promets, pas un mot ne sortira de ma bouche.
-Adieu jusqu'à ce jour, Maël !

Maël entendit un murmure au creux de son oreille. Le chant commença par des sons clairs espacés de quelques secondes de silence, petites gouttes tombant une à une sur la roche. Bientôt ce fut un long trémolo aux mille échos, mince filet d'eau chantant. Il se laissa porter par la mélodie. Son corps devint transparent, fluide. Accompagné par le chant harmonieux, il se liquéfia et fut entraîné par le courant, au rythme du chant.

L'eau et l'homme allaient à contresens, sous le regard apaisé de la lune blanche.
L'eau prenait sa source un peu plus bas, au milieu des herbes verdoyantes.

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© Eltanïn



Publication : 05 novembre 2007
Dernière modification : 05 novembre 2007


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4 Commentaires :

Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 12-12-2007 à 12h46
conte moral
Quelle étrangeté tout de même, que tant de faeriens aient fait de ce chant du fleuve un requiem, une complainte écolo. Ces thèmes semblent préoccuper tout le monde, ces temps-ci.
Voyons voyons, qu’avons-nous là ? Une courte histoire poétique, joliment écrite, avec des dialogues élégants, des descriptions efficaces. Je n’ai pas compris la phrase « murmure hésitant qui souhaitait éperdument y croir...

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Narwa Roquen Ecrire à Narwa Roquen 
le 09-11-2007 à 18h29
Beau début!
Moi aussi, comme Elemmirë, je suis ravie d’accueillir un nouveau faërien au talent si prometteur ! Ton texte est original et bien structuré. Le style est à la fois précis et fluide, hormis quelques maladresses qui sont sans doute des fautes d’inattention. L’ambiance générale est délicieusement poétique, d’une poésie à la fois attentive et discrète, dirais-je. On dirait un bijou d’artisan, finemen...

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Maedhros Ecrire à Maedhros 
le 07-11-2007 à 16h14
La sagesse des eaux...
Fladnag avait mille fois raison. C'est le second texte que je lis aujourd'hui et je trouve que la qualité est vraiment au rendez-vous!

L'histoire est originale et répond parfaitement à l'objet du concours. Le style est fluide et maîtrisé, le choix des mots est souvent recherché, témoignant du souci de faire des phrases qui vont au-delà du triptyque basique "sujet, verbe, complément d'objet d...

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Elemmirë Ecrire à Elemmirë 
le 06-11-2007 à 17h16
Hey, pas mal du tout, tout ça!
Je suis ravie d'avoir un nouveau faërien de bon niveau, sois le bienvenu, Eltanïn!

Après, je laisserai les "vrais" littéraires parlementer sur ton style, mais je trouve l'ensemble agréable, l'histoire jolie, parfaitement dans le thème, l'ambiance douce, bref, ça me plait! Et euh, au cas où tu en ais d'autres à nous pondre dans ce genre, n'hésite pas à participer aux WA du forum... ;)


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