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Le journal de Ciboulette Bouchencoeur

Un très vieux sorcier noir, appuyé sur une canne, se tenait sur le pas de la porte. Mélamine Courtepointe l'embrassa affectueusement, puis, en le faisant entrer, elle avisa ses habits blancs :
" Oh non... Ciboulette ? "
Il lui sourit gentiment, tranquille comme l'éternité.
" Elle est passée hier soir, près de moi. Elle voulait que ce soit comme ça, nous deux seuls. Elle m'a demandé de tout mettre en ordre avant de la rejoindre, et c'est ce que je fais. Je t'ai apporté son Journal. Elle avait souhaité te le donner...
- Mais... Et Altaïr ?
- Oh... "
Le vieil homme soupira en se laissant tomber sur le canapé près de la cheminée, aussitôt entrepris par les ronronnements amicaux de trois ou quatre chats, verts bien entendu.
" Tu sais, Altaïr n'est pas venue nous voir depuis bien longtemps... Nous ne lui en avons jamais tenu rigueur, mais... elle a choisi une voie différente de la nôtre, je crois sincèrement qu'elle est heureuse à la cour du roi Salinor ; elle a épousé le Grand Chambellan, c'était son rêve... Ciboulette et moi étions d'accord pour ça aussi : c'est à toi que ce Journal doit revenir. Peut-être pourras-tu y apprendre encore quelques bricoles... "
Le soir tomba doucement sur la chaumière, comme la vie qui s'en va dans un doux murmure qui se tarit peu à peu, quand les choses à faire ont été faites et les choses à dire ont été dites, sans rancoeur et sans regret. Et ainsi les deux amis conversèrent à mi-voix, bercés par le ronronnement des chats, le crépitement du feu et le tendre souvenir de Ciboulette. Puis, à la nuit noire, Sybarite Vertuneuve s'en alla le coeur joyeux pour rejoindre sa bien aimée. Mélamine lui ferma les yeux et monta se coucher (1), le Journal sous son oreiller. Comme elle s'y attendait, Ciboulette Bouchencoeur lui apparut en rêve.
" Je savais que je pouvais compter sur toi, ma petite Mélamine. Je te remercie d'avoir accompagné Sybarite. Ce n'est pas un très grand voyage et il se savait attendu, mais je suis contente que tu aies été là. De toutes mes apprenties, tu es celle qui a le plus compté pour moi, et j'espère que mon Journal te rappellera des moments heureux... "

13 avril. Ce matin, Mélamine Courtepointe est venue commencer son stage. C'est le portrait craché de Corinanthe ! Je suis ravie de pouvoir lui rendre ce service, après tout ce qu'elle a fait pour Altaïr, qui n'en méritait pas le quart. Il a fallu que je me morde les lèvres pour dire " ta grand-mère ", mais il est encore beaucoup trop tôt pour qu'elle sache la verité (2). C'est une gamine intelligente, très cultivée, mais qui manque singulièrement d'assurance. Il est sûr qu'Alyane n'est pas très épanouissante pour ses enfants... La petite est un peu contrariée d'être chez moi. Elle rêvait d'un stage au Laboratoire des Transformations... Avec ce vieux Landernau Ratmordeur, elle aurait passé un an à nettoyer les alambics, sans rien apprendre... Je ne suis pas aussi savante que Corinanthe, mais je crois pouvoir lui apporter ce qui lui manque... "

Mélamine sourit. Elle se revoyait, pestant et repestant contre sa mère, sa grand-mère et le monde entier sur le chemin qui menait chez Ciboulette ; et pestant encore d'être malgré tout tremblante en frappant à la porte...
C'était Sybarite qui avait ouvert, et elle avait eu un mouvement de recul parce que... On le lui avait dit, mais...il était vraiment noir ! Et il portait un pantalon, violet certes, mais un pantalon ! Maîtresse Bouchencoeur l'avait accueillie chaleureusement, lui avait offert un bol de lait de licorne et des biscuits à l'anis - chaque détail lui revenait avec une précision méticuleuse... Et toute l'émotion contenue alors s'écoulait soudain en flots saccadés, brouillant sa vue et troublant son esprit...
" Elle était tellement gentille, tellement sage, et moi je ne comprenais rien... "

Syba l'a emmenée voir les licornes. Elle a posé des questions très judicieuses, mais a refusé d'en monter une, visiblement effrayée... En revenant, Syba m'a cueilli un peu d'oseille pour la soupe, et en me la donnant il m'a embrassée dans le cou, comme à son habitude ; je lui ai dit " je t'aime ", comme d'habitude : la gamine était éberluée ! Les mots et les gestes d'amour doivent être rares, chez elle. Alyane les a même peut-être interdits...

" Ca ne se fait pas ! ", compléta Mélamine en imitant le ton pincé et la bouche en cul de poule de la sus-dite.

Je l'ai installée dans la petite chambre d'amis, sous le toit, d'où elle peut sortir par l'escalier extérieur si elle le souhaite. Cette attention a semblé beaucoup la toucher, de même que la permission de garder des chats avec elle si elle voulait. Minaude et Jobard ne se le sont pas fait dire deux fois et se sont installés directement sur son lit...

" Ce premier jour ! ", se souvenait Mélamine. " La couleur de Sybarite, les licornes, ce vieux couple qui se comportait comme de jeunes fiancés, des chats plein la maison... et Ciboulette qui faisait la cuisine, de ses mains, avec un tablier à carreaux, comme une pauvresse dans un royaume perdu... Je ne savais plus ce qui était bien ou mal, j'allais de surprise en étonnement, ils avaient l'air tellement heureux dans cette vie-là, et moi je sortais de chez Alyane qui disait toujours " il faut ci, il ne faut pas ça... ". Mais je crois que ce qui m'interpella le plus, ce fut la première leçon de magie...

14 avril. J'ai bien avancé, aujourd'hui, avec Mélamine. Puisqu'elle voulait transformer, je lui ai demandé de changer mes assiettes rondes en ovales, puis en carrées, puis en étoiles, puis encore en rondes. Elle a été parfaite. Mes assiettes rondes ont changé quatre fois de couleur, très bien. Puis je lui ai demandé de transformer Jobard en mulot, et là... elle a fondu en larmes, la pauvrette !
" Mais, Maîtresse Bouchencoeur, si je rate...
- Et pourquoi tu veux rater ? C'est en mulot que tu le changes, pas en rat ! "
Elle s'est calmée aussitôt, comme si je l'avais ensorcelée - bon, oui, j'avais envoyé une petite bouffée de Sérénissime, une toute petite... Et ce fut prodigieux : non seulement elle changea Jobard, mais en me voyant me transformer aussi, elle n'hésita pas une seconde à me rejoindre ; puis ce fut elle qui me changea en chat, puis en pigeon... Et nous jouâmes ainsi à change-change pendant des heures, avec de grands éclats de rire...

1° juin. Mélamine a réussi à m'appeler Ciboulette ! Je commençais à être jalouse de Syba, qu'elle tutoie depuis plus d'un mois. Ils sont devenus inséparables. Elle refuse toujours de monter les licornes, mais elle passe tout son temps libre à s'en occuper. Elle a très vite appris, et comme elle est profondément gentille, les animaux lui font tout de suite confiance. Elle a passé une nuit entière dans les écuries, parce que Frisette allait pouliner et qu'elle voulait être là. Au petit jour, Syba l'a trouvée dormant dans la paille, entre la mère et le poulain...

27 juillet. Ca y est, elle s'est mise à la cuisine. Sa première tarte aux pommes n'était pas une réussite, mais ce qui m'a fait plaisir, c'est qu 'elle n'a pas utilisé la magie pour l'améliorer, et elle a ri avec nous de sa piètre performance. Je crois qu'elle est heureuse, ici. Elle n'a plus peur d'être jugée, elle a confiance en nous, et cela lui donne un peu plus confiance en elle-même. Sans vouloir nous jeter des fleurs, cher Journal, je crois que Syba et moi faisons du bon travail...

Mélamine s'essuya les yeux. Décidément ce Journal allait lui faire les yeux rouges et la mine bouffie, et Iriador qui l'emmenait dîner ce soir...
" J'adorais la cuisine ", se souvint-elle. "C'était une grande pièce blanche, avec une immense cheminée en pierre où mijotait toujours un chaudron, plus souvent rempli de soupe au lard que de potions... En face, une grande fenêtre donnait sur le pré où les licornes broutaient et s'amusaient. Quand je m'asseyais à la table pour éplucher les légumes, je voyais ces bêtes splendides, à la robe immaculée, qui se déplaçaient avec tant de grâce que j'en restais figée...Les murs portaient des étagères où s'alignaient des conserves en bocaux ; le bahut, quant à lui, renfermait de véritables trésors mystérieux que je découvrais avec émerveillement : la poche à douille, les moules à biscuits, la râpe à fromage, la demi-lune, le chinois, le presse ail, la moulinette... et toutes sortes de couteaux, pour éplucher, pour découper, pour désosser... et le fusil pour les aiguiser... et puis, et surtout, le moulin à café... J'avais une véritable passion pour cet objet... Parfois je demandais innocemment " Personne ne veut du café ? ", juste pour le plaisir de moudre le grain...
Allez, je feuillette encore quelques pages et j'arrête ", renifla-t-elle.

2 septembre. Mélamine m'a aidée à écosser les petits pois. Altaïr a toujours refusé. Je me souviens de son air dédaigneux :
" C'est une perte de temps ! Il te suffit d'un sort pour que ça se fasse tout seul... "

" Maintenant que j'y pense ", remarqua Mélamine, " pendant toute cette année Ciboulette m'a très peu parlé d'Altaïr ; je ne l'ai jamais rencontrée, et en ma présence, en tout cas, il n'y a pas eu de lettre ni d'appel en boule... "

Mélamine semble apprécier de perdre son temps avec moi. Elle en profite pour bavarder, de tout et de rien, et je crois que ça comble un manque.
" Que c'est beau un petit pois ! Regarde ce vert, délicieusement tendre, cette forme ronde parfaite, cette fermeté souple, ce toucher si lisse... Comme ils doivent être bien dans leur petite cosse, à l'abri, en sécurité, dans une lumière vert pâle, tamisée même quand le soleil tape...Oh je voudrais bien savoir comment on est dans une cosse...
- Eh bien vas-y ! C'est un excellent exercice : réduction et passage de cloison - allez, va ! "
Elle marmonna une formule et disparut. Quelques minutes plus tard je vis une des cosses sur la table s'agiter et pousser de petits bruits que je n'arrivais pas à comprendre. Par prudence, je préférai la rejoindre.
"Oh, tu as raison, on est bien, ici. Il fait frais, ça sent bon, et cette douce lumière est bien agréable. C'est pour ça que tu m'as appelée ?
- Non... Je n'arrivais plus à sortir !
- Quel charme as-tu prononcé ?
- Izzi micros eisodos.
- Eh oui! Mais "entrer", ça ne marche plus pour sortir!Et tu as essayé " désentrer ", et ça ne marche pas non plus !
- Comment tu le sais ?
- Et " traverser ", tu as essayé ? Allez, tu me ramènes. "
Elle n'eut que le temps de dire " Izzi... " quand la cosse reçut un coup violent de l'extérieur, qui nous envoya valdinguer contre les pois. En même temps un hurlement assourdissant nous sidéra.
" C'est Jobard, Mélamine, c'est Jobard qui joue et qui miaule. Non, Jobard, nooooooon..."
Nous sentîmes la cosse projetée dans les airs, probablement en direction du sol de la cuisine, 80 centimètres de dénivelé, certes, mais à notre échelle, à peu près 160 fois notre hauteur...
" Ptésis ! ", criai-je aussitôt, et notre vaisseau improvisé se munit d'une belle paire d'ailes qui nous permit de planer en douceur jusqu'au carrelage, sous les yeux éberlués du pauvre chat, qui en nous voyant réapparaître s'enfuit à toutes pattes se cacher au fond du jardin...

" Encore deux pages et je vais me préparer ", se promit Mélamine.

18 novembre. Quelle journée ! Ce matin un escorteur est venu frapper au carreau de la cuisine.
" C'est quoi cet oiseau ?
- Les escorteurs sont les animaux de compagnie des Dragons Blancs, qui vivent dans les Monts Pointus. Ils leur servent de compagnons de jeux, de toiletteurs, et à l'occasion de messagers. Il faut que je parte, Mélamine. Je suis désolée, mais ce serait beaucoup trop dangereux pour toi.
- Mais grand-mère m'a appris à soigner les dragons ! J'ai soigné plusieurs fois des Dragons-Ermites...
- Tu parles bien des grands dragons noirs des Montagnes Eternelles, ceux qui sont réputés pour...
- Leur agressivité, oui, je sais, mais j'ai appris leur langue, j'ai joué avec leurs petits... "
Je fronçai les sourcils mais n'osai médire de Corinanthe, même si je contestais en mon for intérieur la décision d'exposer une enfant à un pareil danger. J'aime beaucoup ma vieille amie, mais elle a un côté risque-tout qui me fait frémir ! Elle a malgré tout une chance insolente - ou alors encore plus de talent que je ne lui en reconnais.
Nous suivîmes donc l'escorteur sur nos balais, jusqu'en haut du plateau de Trouperdu, où toute une nombreuse famille entourait Khalpax, un grand mâle dominant, dont la cuisse gauche portait une profonde blessure.
Mélamine s'avança bravement. Je la sentais parfaitement à son aise ! Elle salua l'assemblée, et s'adressa au blessé dans un borborygme incompréhensible, que les autres Dragons semblèrent comprendre, car ils hochèrent la tête d'un air bienveillant. Elle fit apparaître un seau et manda deux jeunes Dragons qui chercher de l'eau, qui cueillir de l'arnica. Elle soigna la plaie en expliquant chacun de ses gestes, en prenant bien garde de ne pas s'adresser aux femelles ( parler à une femelle en présence d'un mâle est une insulte pour la tribu). Elle appliqua le baume qu'elle avait emmené dans sa poche, et fit boire à Khalpax une infusion d'arnica. Le Dragon soupira d'aise et ferma les yeux. Elle s'assit alors près de l'énorme tête et le massa entre les yeux. J'étais bouche bée ! Puis elle lui parla doucement et s'arrangea pour que je puisse lire dans son esprit la réponse du Dragon.
" Le roi Félonius est venu chasser hier soir. Il voulait voler un oeuf de la dernière portée de Lukren, ma compagne. Je me suis interposé. J'ai réussi à blesser plusieurs de ses soldats, mais avant de s'enfuir il a plongé son épée dans ma cuisse...
- Tu as bien fait d'appeler Maîtresse Bouchencoeur, Khalpax. Je ne suis que son apprentie, mais elle est une grande sorcière. Nous allons te faire rendre justice. Sois sans crainte pour toi et ta famille, cela ne se reproduira plus... "
J'admirai l'assurance avec laquelle elle parlait en mon nom, comme si elle avait une grande expérience de ce genre de situations. Mais, de fait, elle avait parfaitement raison, et c'est sans aucune concertation que nous mîmes aussitôt le cap sur le palais de Félonius.

Mélamine tendit la main vers la boîte de biscuits. " Chère Ciboulette...
Elle ne m'avait pas félicitée mais son silence était la plus belle des approbations. Elle m'avait laissée faire comme une sorcière en titre, comme son égale ! Je me souviens qu'en atterrissant devant le palais, elle m'avait souri.
" Maintenant, laisse-moi faire. "

Je fis volontairement une entrée fracassante dans la grande salle du palais où Sa Majesté Félonius III écoutait un concert de musique moderne, entouré de toute sa cour. Mes roulements de tonnerre accompagnés de quelques éclairs noirs eurent le mérite de faire taire tout le monde. D'une voix forte et impérieuse, je l'accusai d'avoir blessé Khalpax pour tenter de dérober un oeuf, ce qui était formellement interdit. Je n'eus que le temps d'ajouter :
" En conséquence... "
Je reçus un message d'alerte de Mélamine, et presque instantanément je me retrouvai sous forme de moustique, ce qui me permit d'échapper à la boule de feu qui allait me foudroyer.
" Le sorcier du roi ! Derrière le trône ! Il avait levé une main ! Vite, dans les oreilles... Ca a l'air stupide, mais en général ça marche... "
Nous piquâmes et bourdonnâmes à coeur joie jusqu'à ce que le roi demande grâce. Alors, ayant repris mon apparence, je lui signifiai qu'il serait convoqué devant la Haute Cour Interterritoriale pour répondre de ses méfaits. Le roi sembla se soumettre, mais à peine avions-nous fait trois pas en lui tournant le dos que nous fûmes toutes deux projetées à terre et frappées par un puissant sort inhibiteur qui nous empêchait d'avoir recours à la magie... Ses gardes nous ligotèrent et nous jetèrent séance tenante au fond d'un cachot.
J'étais bien ennuyée, car jamais pareille aventure ne m'était arrivée, et mes pouvoirs télépathiques étaient totalement annihilés par l'enchantement.
Mélamine se débarrassa de ses liens et me libéra aussitôt.
" Facile ", répondit-elle à mon questionnement muet, " avec ma soeur Walkyria on joue souvent à la guerre. Elle veut être Agent Spécial quand elle sera grande. C'est elle qui m'a appris le tour du moustique. Elle est très douée... "
- Et le sorcier ? Comment l'as-tu reconnu ?
- Oh ça... c'est mon don d'aléthidégnosie (3)...
- Corinanthe m'en avait parlé, et je me demandais si c'était vraiment utile... "
Son visage se referma tout à coup. Je la vis s'asseoir, le menton posé sur les genoux, le regard fixe. C'est peut-être à ce moment-là qu 'elle m'impressionna le plus. Je sentais une immense puissance concentrée dans une réflexion intense où toute sa volonté et toute son intelligence étaient tendues comme la corde d'un arc. Je pensai alors qu'elle avait sûrement le pouvoir de tuer par sa seule volonté, et que je devrais en son temps le lui faire savoir, et lui apprendre à contrôler cette force - encore que... Cela paraît incroyable chez une sorcière aussi jeune, mais je suis à peu près sûre qu'elle possède déjà cette maîtrise... Il n'y avait aucune violence dans son énergie ; une résolution calme, une détermination absolue, mais aucune pensée de haine ni d'émotion sauvage...
Mélamine ferma les yeux, et je l'entendis émettre un son très aigu, difficilement supportable. Même en me bouchant les oreilles, j'en étais encore incommodée. Quand le son cessa, Mélamine se mit à respirer bruyamment et fut prise d'une quinte de toux qui la laissa épuisée. Elle s'allongea, la tête sur mes genoux, et murmura :
" Excuse-moi... Je me repose un peu et je te raconte... "
Elle s'endormit profondément ! Mais quelques minutes plus tard, les gardes revinrent nous chercher pour nous ramener dans la salle du trône. Je remarquai au passage que tous les couloirs étaient jonchés de débris de verre.
Félonius était furieux.
" Vous avez cassé toutes les vitres de ce château ! Tous mes vases en cristal, tous mes verres, tous mes lustres ! Vous serez mises à mort sur le champ ! Archers, en position ! "
Les soldats nous placèrent le dos au mur, et douze archers nous firent face. Jusqu'au jour de ma mort je reverrai cet instant, où je serrais fort la main de Mélamine, qui tremblait moins que moi.
C'est alors que la grande porte vola en éclats et qu'une vingtaine d'hommes masqués et armés jusqu'aux dents firent irruption dans la salle.
"FBI (4), que personne ne bouge ! "
Les soldats du roi ne tentèrent pas un geste, et le sorcier fut rapidement maîtrisé. Le roi et lui furent emmenés sous bonne garde pour être déférés en comparution immédiate devant la Haute Cour.
Le chef de l'unité, reconnaissable à son brassard doré sur l'uniforme noir, s'approcha de nous et sans ôter son masque me serra très fort dans ses bras. Mélamine resta interdite, ne sachant sur quel pied danser, jusqu'à ce qu'une voix familière ne la surprenne :
" Eh bien, petite, tu ne me salues pas ? "
La pauvrette était toujours sans voix ! Elle n'osa même pas refuser quand Syba lui proposa de rentrer avec lui, en croupe sur sa licorne, que suivait un poulain de quelques mois...
Le soir au dîner, elle avait retrouvé toute sa verve, et le bombarda de questions sur les armes, les licornes, la formation...
" Walky va être verte de rage quand je lui raconterai !
- Oui, mais tu ne lui diras rien.
- ?
- Tu peux lui dire que la FBI est venue à ton secours, ça sera dans le journal demain, mais pas que j'en fais partie. Nous essayons de nous faire connaître le moins possible, c'est une question de sécurité, pour nous, mais pour nos proches aussi... Oh, tu aurais vu Frisette quand elle a reçu ton signal ! Elle a sauté la clôture pour venir me chercher, et pas question d'en monter une autre ! Et le poulain a suivi... Une première téléportation à six mois, c'est rare ! Mais comment as-tu réussi à l'appeler sans télépathie ?
- Tu m'avais dit que les licornes sont très sensibles aux ultrasons, et l'été dernier, j'ai lu " Le Grand Livre des Sons ", alors j'ai essayé ... Et toi, comment as-tu su que nous étions en grand danger ? "
Il se tourna vers moi et me prit la main.
" Ca s'appelle l'amour...J'étais étrangement inquiet depuis le matin, sans savoir pourquoi. Ce signal, je m'y attendais presque ! Alors bien sûr, j'ai appelé mes hommes...Que dirais-tu de travailler à la FBI un jour, Mélamine ? Avec des dons comme les tiens...
- Ah non ! ", dit-elle en riant, " ça, c'est pour Walky ! Moi je ne suis pas assez courageuse ! "
Eh oui, cher Journal, ce sont ses propres mots ! Cette gamine qui avait dans la même journée amadoué sans frémir une douzaine de Dragons Blancs et frôlé la mort pour faire rendre justice, ne se trouvait pas assez courageuse !
" Et toi, tu voudrais faire quoi ? ", lui demandai-je alors.
- Je ne sais pas... Lire des livres, élever des chats, soigner les animaux, avoir des amis, une famille... Je n'ai pas envie de faire une grande carrière, je voudrais juste rendre les gens heureux autour de moi... Les gens heureux ne sont jamais méchants, n'est-ce pas ? "

Mélamine changea de position sur le fauteuil. Elle avait oublié avoir dit ça un jour.
" Je n'ai pas trop changé ", constata-t-elle avec satisfaction. "J'ai eu de la chance, j'ai mené ma vie comme je voulais... "

A la fin du stage, Mélamine avait remis son mémoire à l'Ecole. D'habitude, c'était Belladonne Pierredefeu, l'Assistante Déléguée à l'Education, qui recevait un par un les étudiants pour leur faire ses commentaires. Aussi Mélamine fut-elle très surprise d'être convoquée chez Orchidée Hautecour, la Maîtresse Suprême en personne.
" Alors, Mélamine ", attaqua celle-ci d'emblée, "on dérange la FBI ? On gaspille la nourriture ? Tu n'as rien appris pendant ton stage, ce me semble !
- Oh si... "répondit l'étudiante d'un ton posé. "J'ai appris le secret du bonheur.
- Et c'est de la magie, ça ?
- A votre avis ? "
Elle lui tendit à travers l'immense bureau un petit miroir où l'on voyait Mélamine, entre Ciboulette et Syba, tous trois souriants et épanouis... Près d'eux, en contrepoint, Orchidée Hautecour vit se refléter son propre visage, celui d'une très vieille sorcière ridée, aigrie par le pouvoir et la solitude, dont la bouche se tordait dans une grimace agressive...
" Sors d'ici ! "
Mélamine s'était toujours étonnée d'avoir eu une excellente note, décernée il est vrai par Belladonne Pierredefeu...

Un souvenir la frappa tout à coup. Un jour, prenant son courage à deux mains, elle avait osé demander :
"Dis, Ciboulette... Quand tu as rencontré Syba... Comment tu as su que... c'était bien lui ?
- Oh tu verras, ma chérie, c'est une évidence ! Quand dans son regard tu te sens belle, et forte, et invulnérable... Quand il n'y a pas de distance entre vous, même séparés... Quand il te semble aussi incongru de lui mentir que de te mentir à toi-même, parce que tu sais au fond de toi qu'il n'est pas là pour te juger mais pour te soutenir quoi qu'il arrive... Alors c'est Lui, Mélamine, quels que soient son statut et son apparence, c'est Lui... "
On frappa à la porte. Mélamine eut un moment de panique.
" Non, pas déjà, je ne suis pas prête ! "
Franckie le loup se tenait là tout penaud, la mine fatiguée et le poil arraché par endroits.
" Pardon de te déranger, Mère Mimine, mais je n'en peux plus... Ca me gratte... "
Et devant elle il se gratta furieusement derrière l'oreille, de sa patte arrière, en gémissant compulsivement, arrachant une bonne touffe de poils supplémentaire.
" Mais... tu es couvert de puces, mon pauvre ami... et tu fais une allergie, en plus...Tu n'aurais pas dormi dans un repaire de hérissons, par hasard ? "
Le loup baissa le nez.
" J'avais beaucoup chassé, je n'ai pas fait attention...
- Ah bravo ! Bon, je ne vois qu'une solution : le bain !
- Oh non... "
- Allez, allez... je te mets de l'eau chaude... "
Franckie supporta vaillamment le shampoing, le rinçage dans le grand baquet d'eau chaude, puis le lotionnage antipuces intensif que lui administra Mélamine. Il prit sur lui, encore et encore, et puis...
" Recule, Mimine, je sens que je vais m'ébr... "
Perdant le contrôle, le loup s'ébroua vigoureusement, aspergeant de lotion la pauvre Mélamine qui recula d'un pas et, trébuchant sur le bord, s'écroula dans un grand plouf le postérieur dans la bassine...
Et c'est alors que, vêtu de ses plus beaux atours et portant un bouquet de Fleurs-de-Dentelle (5), arriva Iriador Kersigatt, qui resta interdit... Mélamine, dégoulinante de mousse et les cheveux en bataille, le contempla sans bouger... et partit d'un grand éclat de rire communicatif auquel il ne résista pas.
" Je suis désolée ", hoqueta-t-elle en riant toujours, "je suis un peu en retard... "
Iriador n'aurait pu dire ce qui se passa alors dans sa tête. Il jeta au loin son précieux bouquet, et riant lui aussi, il tendit la main pour la relever, l'attira contre lui dans le même élan et l'embrassa avec une passion qu'il n'avait jamais connue.
Le célèbre restaurant " Au sorcier gourmet " eut une table vide, ce soir-là. Mais dans le jardin de Mélamine, autour d'un pique-nique improvisé, deux amoureux qui s'étaient reconnus passèrent la nuit à compter les étoiles....

Mélamine prenait le café sous la tonnelle, les yeux vagues et le coeur rêveur. Le Journal de Ciboulette était posé sur la table, et les pages tournaient toutes seules au petit vent d'est qui faisait bruisser tendrement les feuilles de la vigne vierge. Depuis combien de temps agitait-elle la petite cuiller ? Il était arrivé tant de choses en deux jours, le passé avait ouvert la porte au présent, et déjà le futur se dessinait...
En levant la tête elle écarquilla les yeux. Devant elle se tenait une femme richement vêtue de brocards écarlates aux broderies dorées, et parée de bijoux lourds aux pierres démesurées. Son teint était pâle comme la lune, ses yeux fardés ; elle portait un immense chapeau comme c'était l'usage dans certains royaumes du sud...
" Où avez-vous pris ce Journal ? " demanda-t-elle d'une voix hautaine un peu voilée dans les aigus.
Mélamine ne répondit pas. Une chaise s'écarta d'elle-même, une deuxième tasse apparut sur la table.
" Je vous en prie, Altaïr, veuillez vous asseoir. Sachez que je participe pleinement à votre douleur. Vos parents étaient...
- Où avez-vous pris ce Journal ? ", hurla la femme sans bouger.
" Asseyez-vous ! "
Mélamine rechignait toujours à utiliser le Commandement, mais détestait se faire agresser dans sa propre maison.
Pendant que la cafetière versait le café et qu'une petite cuiller y plongeait délicatement, Mélamine reprit.
" Vos parents étaient de très grands amis. Ciboulette a souhaité me léguer son Journal, et Syba me l'a apporté avant-hier, juste avant... de partir. Je serais navrée que vous puissiez penser avoir été lésée en quoi que ce soit...
- Vous ne manquez pas d'impudence ! Mes parents me détestaient, ils ne m'ont jamais pardonné d'être partie, d'avoir choisi ma vie... Et vous, bien sûr, vous en avez profité ! "
Le Journal se déplaça vers Altaïr, quelques pages tournèrent puis s'immobilisèrent.
" Je pense que vous devriez lire ce qui vous est proposé. Il n'est jamais trop tard pour trouver ce qu'on cherche, c'est ce que disait votre mère. "

" J'ai eu beaucoup de chagrin en apprenant qu 'Altaïr avait changé la couleur de sa peau. Je me suis sentie trahie, bafouée au plus profond de mon coeur. J'aurais préféré le taire, mais comment mentir à Syba ? Nous avons longuement parlé d'elle, nous avons cherché quelles erreurs nous avions pu commettre pour qu'elle nous renie à ce point... Oh, cher Journal, je souhaite qu'un jour elle comprenne combien nous l'avons toujours aimée, combien nous l'aimons encore et nous espérons que sa vie la rend heureuse... C'est la seule chose vraiment importante, n'est-ce pas ? Nous n'avons jamais voulu que son bonheur, dût-il cruellement l'éloigner de nous... "

Mélamine se leva et passa le bras autour des épaules de la belle dame dont les larmes ruisselaient à travers les paupières closes.
" Vous dormirez ici ce soir. Je suis sûre qu'ils viendront visiter vos rêves, vous avez tant de choses à vous dire... Le temps n'a pas d'importance. Ce qui doit arriver finit toujours par se produire, on ne peut pas empêcher l'amour de faire son chemin - je l'ai lu quelque part, dans le Journal de Ciboulette... "


N.d.A.

(1) : Sur la dimension V, les corps des sorciers défunts sont emmenés, dans l'heure suivant le décès, par une équipe de Mortifères. Ce sont des créatures transdimensionnelles dépendant du SAS (Service d'Administration des Somas), dirigé par l'Ingénieur en Somatisations. Une fois qu'ils sont arrivés au SAS (en dimension T), l'Energiseur-Chef transforme la dépouille en énergie pure, qui est stockée dans le hangar E 4242 jusqu'à nouvelle utilisation. C'est pourquoi en dimension V il n'y a pas de cérémonie d'enterrement, ni de cimetières de sorciers.
(Pour des précisions sur les dimensions, cf "Le Chaudron d'Or", in Concours "Prédestinations").

(2) : cf "Affaires de famille", in Concours "Les spirales du temps"
(3) : L'aléthidégnosie est la faculté de connaître instantanément la véritable identité du sujet
(4) : La FBI (Flash Brigade Interterritoriale) est une unité d'agents très spéciaux (avec licence de tuer) composée d'un nombre égal de sorciers de l'Est et de l'Ouest. Ils sont entraînés à tous les types de combats, magiques ou non, et sont armés de désintégrateurs, de paralyseurs et d'inhibiteurs de magie à douze coups. Ils chevauchent des licornes blanches parce que ce sont des télépathes extrêmement sensibles. Ils sont tous formés à la téléportation, d'où le nom de Flash Brigade. Ils dépendent de la Haute Cour Interterritoriale et assurent le maintien de l'ordre et de la sécurité dans toute la dimension V.
(5) : Les Fleurs-de-Dentelle sont une espèce excessivement précieuse. Elles ne poussent qu'en serre individuelle, à température et hygrométrie constantes, nécessitent douze incantations différentes à chaque pleine lune et un arrosage continu dont le débit quotidien est fonction de la taille des feuilles, du jour de l'année, de l'âge du sorcier-horticulteur et de la fréquence hertzienne moyenne du son de sa voix (compter une heure de calculs par jour) ; l'exposition à la lumière doit être intermittente, deux minutes de lumière pour trois minutes et demie d'obscurité, avec une intensité calculée également à partir de critères précis et tenus secrets. Si tout se passe bien, on peut espérer, tous les cinq ans (sauf les années bissextiles et les années à éclipse), une fleur unique d'un mauve très pâle, dentelée et ajourée de motifs réguliers, comme de la dentelle.

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© Narwa Roquen



Publication : 19 octobre 2005
Dernière modification : 07 novembre 2006


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1 Commentaire :

Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 04-02-2006 à 12h20
Mélancolie
Une jolie nouvelle nostalgique où l’on retrouve les thèmes chers à l’auteur : la recherche du bonheur et du sens de la vie, l’amitié, le partage des valeurs importantes, la recherche de soi aussi… J’avais cependant préféré le Chaudron. Cette suite sonne comme un épilogue triste et un rien moralisateur, sans la gaieté inventive et la fantaisie qui caractérisaient le précédant récit.


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